Entretien avec Simon Abkarian

Auteur, metteur en scène et acteur du « Dernier Jour du jeûne », drôle, grave et truculent spectacle – interrompu par le confinement mais capté par France Télévisions et diffusé le 22 janvier à 20h55 sur France 5 –, Simon Abkarian explique pourquoi les femmes et la parole sont au cœur de cette pièce.

Sur la scène du Théâtre des Amandiers à Nanterre, vous avez créé « le Dernier Jour du jeûne » en 2014. Une tournée a suivi et en 2020 vous avez décidé de la reprendre. Pourquoi ?

Simon Abkarian : Parce qu’on ne l’avait pas assez jouée (rires) ! Plus sérieusement, cela pose la question de la création dans le théâtre public subventionné, car souvent les spectacles ne restent pas longtemps à l’affiche. Cette fois, Ki m’aime me suive, qui avait assuré la production au Théâtre du Soleil en 2019, nous a fait cette proposition en partenariat avec le Théâtre de Paris. Malheureusement, nous n’avons pu donner que quatre représentations publiques.

C’est une pièce bouillonnante, drôle, un brin fantastique… Comment la définiriez-vous ?

Simon Abkarian : Son sous-titre le dit : c’est une tragi-comédie de quartier. Proche du cinéma italien des années 1950-1960, quand le peuple avait encore son langage, sa noblesse. Quand dire le mot peuple n’était pas une grossièreté. Il avait sa mythologie, sa poésie, sa philosophie, sa manière d’être, de parler, de chanter, de se mouvoir, d’affronter la vie, de se confronter aux grandes idées politiques. Je parle du peuple dans ses belles dimensions, de l’époque où il avait encore ses cathédrales, c’est-à-dire ses usines, ses quartiers, un territoire que l’on peut ici situer quelque part autour du bassin méditerranéen.

Vous avez fait le choix d’une langue colorée, disons provençale…

Simon Abkarian : C’est un choix assumé. Quand il y a un langage, il y a une pensée, et alors une vision qui s’anime. Le choix de la langue n’est pas fortuit. A contrario écoutons des discours politiques où il n’y a plus de langage au-delà des stéréotypes, parce qu’il n’y a plus d’idées, de vision. Par chance, beaucoup d’artistes ont encore une pensée. Mettre le verbe au centre de mon travail me permet d’exprimer des réflexions comme des souffrances, ou encore des inquiétudes. Pour moi, aujourd’hui, le moteur du monde n’est pas l’image, mais toujours le langage.

Les échanges fleuris de ce « Dernier Jour du jeûne » déclenchent le rire, mais un drame se dessine aussi…

Simon Abkarian : Des personnages terribles peuvent surgir, mais, attention, ils viennent de chez nous, ils ne sont pas tombés d’un arbre planté chez le voisin. Il faut voir cela en face pour l’assumer, le régler. Et pour le juger. Là-bas, c’est-à-dire dans certaines parties du monde, mais je n’en nomme aucune, la justice n’est pas encore bien construite, alors elle est rendue comme elle le peut. Mais aussi, parfois, quand la justice est mal rendue, quand on voit que dans la balance un puissant pèse beaucoup plus lourd qu’un homme ou qu’une femme ordinaire, ça peut faire revenir de vieux réflexes, donner des envies de faire sa justice. N’oublions jamais que nous venons de ce là-bas.

Pourquoi avoir donné un rôle prépondérant aux femmes ?

Simon Abkarian : Parce qu’elles sont en droit de réclamer justice. Alors que c’est toujours l’engeance masculine qui permet ou pas, qui décide, c’est fatigant. Disons, pour faire vite, que n’importe quel pays qui oppresse la femme d’une manière vestimentaire ou sociale, voire parfois les deux, ce n’est pas mon idéal. C’est pour cela que le Moyen-Orient par exemple est boiteux et qu’il le restera un bout de temps, oubliant trop que la moitié de son organisme est le corps féminin.

Comment l’artiste que vous êtes vit cette période étrange avec théâtres fermés et couvre-feu ?

Simon Abkarian : C’est très difficile, mais il y a des gens qui sont en plus grande difficulté que nous, alors je tempère ma douleur et ma tristesse. Au final je pense qu’il y aura un grand traumatisme. Voilà un an que nous sommes plus ou moins confinés. Concrètement cela signifie pour tous les artistes un spectacle de moins créé dans leur vie. Un spectacle qui n’existera jamais. C’est arithmétique.

Vous affirmez, vous aussi, que le théâtre est essentiel ?

Simon Abkarian : Ce n’est même pas la question. Le théâtre fait partie intégrante de la vie. C’est un poumon de la société. Il y a quelque chose de l’ordre de l’irréversible avec la présence des artistes dans la collectivité humaine. Sans nourriture de l’esprit on redevient des bêtes ; alors il faut pouvoir continuer à se raconter des histoires, à chanter, à faire du bon théâtre, du beau cinéma, de la belle télévision. N’oublions pas qu’à l’époque des Grecs antiques c’était un devoir d’aller au théâtre. Faire résonner les mots d’un poète ou d’une poétesse, c’est émettre la juste fréquence du bonheur.

Est-il exact que vous allez réaliser votre premier film en adaptant « le Dernier Jour du jeûne » ?

Simon Abkarian : Oui et j’ai même trouvé une société de production, les Films du Poisson, une structure féminine d’ailleurs. La trame du film épouse celle de la pièce, mais il faut imaginer tout un quartier, le peupler ; ce n’est pas très difficile, je sais d’où je pars. Et je me souviens que le personnage principal de mon quartier, c’était… le verbe. Reste à trouver où je vais tourner, cela dépendra de l’état du monde.