Un pays qui se tient sage

Un documentaire choc, certes partisan, qui montre avec effroi, à partir d’images saisies sur des portables de gilets jaunes, les rouages d’une violence policière, prise en tenaille entre sa mission de faire régner l’ordre public et, pour certains, le sentiment de toute-puissance. Proprement saisissant.

Alors que s’accroissent la colère et le mécontentement devant les injustices sociales, de nombreuses manifestations citoyennes sont l’objet d’une répression de plus en plus violente. « Un pays qui se tient sage » invite des citoyens à approfondir, interroger et confronter leurs points de vue sur l’ordre social et la légitimité de l’usage de la violence par l’Etat.

En exergue du film, la célèbre citation de Max Weber sur la détention du monopole de la violence par l’Etat. Les spécialistes, les militants, les représentants d’institutions prestigieuses, les policiers eux-mêmes se succèdent sur l’écran et commentent les images, en tentant de fournir une explication à l’horreur qui se déroule devant leurs yeux. Leur identité, leur statut sont volontairement gommés sur l’écran. Il appartient au spectateur de reconnaître au nom de qui et surtout au nom de quoi ils interviennent. Les points de vue sont multiples, radicaux souvent, avec, en ligne de mire, le débat impossible à clore sur la légitimité de la violence, qu’il s’agisse de celle de la police, débordée, qui tente de refaire revenir l’ordre, et celle des gilets jaunes qui se rebellent contre un monde capitaliste et des politiques qui ne les comprennent pas. Le propos est convaincant, naturellement. Il ne reste plus au spectateur qu’à se faire sa propre idée.

Les images qui se succèdent sur l’écran sont insupportables. Non pas que le cinéma ne nous ait pas habitués à la violence, mais parce que ces témoignages de brutalités extrêmes ont été collectés par le réalisateur, à partir de films pris sur le vif par des militants. On rentre dans la cage aux lions et on assiste aux provocations des manifestants et de la police, à l’âpreté inouïe des coups qui s’échangent, comme si le spectateur était lui-même invité à y participer. David Dufresne, tour à tour écrivain, journaliste, et maintenant cinéaste, est un spécialiste incontestable des violences contemporaines. Il aime scruter le réel dans ce qu’il y a de pire, comme un cri lancé aux yeux du monde. Il se fait porte-parole des exclus, des gens de peu, mettant en opposition des personnes qui n’ont plus rien à perdre, et des policiers, représentants de l’autorité de l’Etat, qui se laissent déborder. Parfois, le cinéaste donne à voir les abus des militants, mais l’essentiel demeure de dénoncer les mains ou les yeux arrachés, qui ont fait si peu l’objet de procès équitables.

Alors, oui, il y a un risque certain de démagogie. Oui, on sait en faveur de qui le cœur de David Dufresne bat. Pour autant, les scènes de violence sont interrompues par des prises de parole d’une très grande intelligence. On entend des philosophes, des historiens, des juristes, et on perçoit la hauteur du propos. Un pays qui se tient sage ne cherche pas à montrer des images de violences policières pour ce qu’elles sont. Le long-métrage invite surtout à une pensée dense, référencée, qui permet aux spécialistes de commenter les images qui se déroulent sur l’écran. Souvent, d’ailleurs, leur ombre s’écrit sur l’écran qui défile derrière leur dos, comme si Dufresne voulait faire de son film d’abord une opportunité à la discussion républicaine. En quelque sorte, la violence s’efface au profit d’un dialogue citoyen. Le propos le plus assourdissant demeure le silence des autorités qui ont refusé de participer au propos. Il s’agit de représentants de l’Etat, de hauts fonctionnaires au ministère de l’Intérieur. Leur voix est inaudible, peut-être comme un aveu de culpabilité ou de mépris.

Depuis dix ans, le documentaire français prend de plus en plus de place sur nos écrans. David Dufresne rejoint la famille restreinte des Depardon, Ruffin, Perret, Bertuccelli et de tous ces cinéastes de talent qui réécrivent l’Histoire et le réel à travers leurs œuvres de cinéma. On ne peut pas reprocher au réalisateur la légitimité de son projet. Car si le cinéma ne s’engage pas sur les écrans, qui le fera ? La lutte est belle. Et le résultat est totalement convaincant.