Ailleurs

Ailleurs est un miracle, un film miraculeux, conçu dans des conditions exceptionnelles plus encore pour un film d’animation . Tournée en 3D avec un budget dérisoire sur une durée de 3 ans et demi, cette proposition unique est l’œuvre totale au sens littéral d’un jeune artiste letton de 26 ans, Gints Zilbalodis, puisqu’il a tout conçu de A à Z, ce qui parait hallucinant au vu du résultat, qui dépasse de loin la production contemporaine tant d’un point de vue narratif que visuel. Entièrement muet, Ailleurs se regarde comme une fuite en avant avec une histoire rectiligne:  un jeune garçon se réveille suspendu à un arbre après un accident d’avion. Il a atterri sur une île aussi inconnue que fascinante. Accompagné par un petit poussin blessé qu’il a guéri,  il tente de traverser l’île pour retrouver la civilisation quand une mystérieuse créature se met à le suivre.

Loin d’être un objet abstrait et abscons dénué de dramaturgie, centré sur sa dimension expérimentale, Ailleurs s’avère  au contraire très incarné, physique, un ” survival ” pour enfants doublé d’ une allégorie passionnante sur la vie et la mort, un voyage initiatique. Le jeune garçon lutte désespérément  pour survivre dans un espace mental, hanté par ses peurs et ses désirs,  matérialisés d’un côté par une forme monstrueuse tout droit sorti d’un cauchemar et de l’autre par une île foisonnante, conjuguant toutes les formes de paysages et de vies terrestres présentes ou passées ;  en témoigne cette étonnante apparition onirique d’un troupeau de mammouths.

L’imaginaire visionnaire de  Gints Zilbalodis transcende l’absence de moyens. Il confère à son projet une ampleur et un souffle épique au service d’un dessin d’une pureté graphique voisine de certaines bandes dessinées de la « ligne claire ». La 3D permet au réalisateur de jouer sur les profondeurs de champ,  au service d’une mise en scène sophistiquée, d’une belle audace, où la caméra, comme en apesanteur, virevolte, transporte le spectateur dans une voyage onirique et inquiétant. Quant à la musique, que Gints Zilbalodis, compose également, les sonorités électroniques et les boucles mélodiques se mêlent au vent qui souffle, au crépitement des arbres,  aux cris des animaux et au  clapotis des vagues de l’océan. Le travail colossal sur le son crée une atmosphère immersive et hypnotique qui nous fait oublier instantanément l’absence totale de dialogues, un parti pris en adéquation avec ce conte “survivaliste” universel qui a le grand mérite de ne pas laisser le jeune public en marge. Ce dernier risque d’y trouver son compte tant les péripéties  sont nombreuses et le suspense assez intense, marqué par un antagoniste ou plutôt une  silhouette monstrueuse évoquant autant le Golem d’Europe centrale que les formes gélatineuses inquiétantes d’un  Hayao Miyazaki ou d’un Satoshi Kon.

Stupéfiant de grâce et d’élégance, Ailleurs laisse notre esprit vagabonder ailleurs, au gré des interprétations les plus farfelues sans jamais perdre de vue l’essentiel. Car l’intrigue, linéaire et simple à appréhender ne se résume pas à sa seule métaphore d’une lutte acharnée de la survie face à un démon. Elle regorge aussi  de symboles, de signes, d’images poétiques dans une perspective animiste et écologique proche des aspirations artistiques des génies de l’animation japonaise.

Découpé en 4 chapitres, Ailleurs, extension d’un court métrage primé dans de nombreux festivals, Oasis, impressionne par la radicalité d’un projet qui dépasse le simple exercice de style et la richesse de la forme tant d’un point de vue graphique que narratif.