Entretien avec NORA FINGSCHEIDT, réalisatrice du film
Quelle a été la genèse de BENNI ?
J’ai toujours eu envie de faire un film sur une petite fille « sauvage » car j’étais moi-même une sauvageonne quand j’étais enfant. De plus, je trouve que ce genre de personnage est trop rare au cinéma. Je tenais donc mon sujet, mais il me manquait l’histoire. Quelques années plus tard, à l’âge de 27 ans, je tournais un documentaire et j’ai croisé une jeune fille de 14 ans dans un centre d’hébergement pour femmes. J’étais choquée qu’une personne si jeune se retrouve là. Cette rencontre a été l’élément déclencheur de l’histoire que je souhaitais raconter. Le processus d’écriture et de recherches a commencé et s’est poursuivi sur quatre années. C’était un défi car les vies de ces “system crashers” (ndlr : le titre original du film faisant référence à ces êtres en rupture) changent perpétuellement tout en reproduisant toujours les mêmes effets. J’ai passé le plus de temps possible dans diverses institutions afin de collecter un grand nombre de détails à fournir au public. J’ai étudié la différence entre un foyer pour enfants et un service de psychiatrie enfantine, ou entre un centre d’hébergement d’urgence et une école. Je restais deux ou trois semaines dans chacun de ces lieux, j’y dormais, jouais avec les enfants pour les comprendre et cerner les enjeux de l’accompagnement social. La difficulté de ces recherches – pour
quelqu’un comme moi qui n’est pas une professionnelle de ce domaine –
est la manière dont elles vous affectent. On a souvent le coeur brisé, au point que j’ai voulu adopter deux ou trois enfants ! Ils ont un terrible besoin d’amour qu’ils n’obtiennent pas. Lorsque je jouais avec eux, je savais que je ne serais plus là deux semaines plus tard.
Avez-vous pensé aux grands films sur l’enfance comme LES 400 COUPS, LOS OLVIDADOS, L’ENFANT SAUVAGE, etc ?
Notre monteur Stephan Bechinger, en plus d’être un de mes meilleurs amis, est aussi une encyclopédie vivante du cinéma. Au cours des quatre années d’écriture, nous avons regardé une centaine de films sur l’enfance, pour voir ce qui a été fait, comment ça a été fait, ce dont nous pouvions nous
inspirer, ce que nous pouvions éviter ou ce que nous pourrions apporter de neuf, etc. On a visionné les grands classiques comme LES 400 COUPS, mais aussi des oeuvres plus récentes comme MOMMY de Xavier Dolan, ROSETTA des frères Dardenne, NOBODY KNOWS de Kore-Eda, … Les films sur les enfants non désirés sont devenus un genre à part entière. Ces derniers ont toujours existé : c’est une part tragique de l’humanité qui se reproduit de génération en génération, et il est très dur de briser ce cercle maudit. Quand on est élevé sans amour ni stabilité, on reproduit cela sur ses
propres enfants.
BENNI est une fillette souvent insupportable, violente,
imprévisible, et pourtant, elle inspire l’empathie du spectateur. Comment avez-vous trouvé cet équilibre dans l’écriture et la mise en scène ?
C’était en effet un défi dans l’écriture, mais aussi à l’étape du montage. Il était important qu’elle soit violente et dangereuse, car si elle ne l’était pas, on aurait pu penser que les adultes des services sociaux devraient simplement faire preuve de plus de patience avec elle. Or, je ne voulais pas
que l’on juge négativement les personnels de ces services sociaux, ni faire une Fifi Brindacier moderne. BENNI est une fillette que personne ne veut héberger chez soi. On a coupé certaines scènes où elle attaque des gens, car on a eu des retours de spectateurs nous disant qu’ils n’en pouvaient plus, qu’ils ne supportaient plus ce personnage. On a aussi placé au début du film la scène chez le docteur, car on y voit d’abord l’enfant qu’elle est, à moitié nue, dans toute sa vulnérabilité. C’est seulement plus tard que l’on découvre sa facette agressive. Jusqu’à la dernière minute du montage, on a toujours recherché le juste équilibre entre l’enfance et la sauvagerie.
Vous filmez avec attention le travail des éducateurs et médecins, qui font tout ce qu’ils peuvent …
Au cours de mes recherches, j’ai entendu pour la première fois cette expression de “system crasher” : autrement dit « ceux qui explosent le système ». J’ai d’abord pensé que le système était mauvais, froid, insensible. Mais au cours des recherches, je n’ai finalement rencontré que des gens de
bonne volonté, faisant de leur mieux pour aider ces enfants en difficulté. En quatre ans, je n’ai pas vu un seul médecin ou travailleur social qui soit insensible. Ces métiers sont extrêmement durs émotionnellement. En revanche, il est possible que certains d’entre eux s’endurcissent au fil des années, pour maintenir une certaine distance et rester de bons professionnels. L’intention fondamentale, le sens de ce métier, c’est d’aider les enfants.
Mme Bafané, la femme qui chaperonne Benni, est tout sauf froide. Elle fait tous ces efforts pour Benni, qui le lui rend mal. Ça aussi, ça brise le coeur.
Mme Bafané est inspirée de plusieurs personnes réelles, mais j’ai quelque peu exagéré ce personnage à l’écriture : j’en ai fait une fée, comme dans un conte. Dans la réalité, ce genre de poste d’assistante sociale change tout le temps car les employés partent en congés, changent d’affectation, sont remplacés etc… Mais j’avais besoin d’un personnage auquel le public puisse s’identifier tout au long du film. Lorsqu’on écrit une fiction, on fait parfois des petits arrangements avec la réalité.
On s’identifie aussi beaucoup à Micha, l’éducateur qui emmène Benni à la campagne. Comment avez-vous conçu ce personnage et sa relation à Benni ?
Au début, Benni le rejette car il est un adulte comme les autres à ses yeux. Or, je voulais introduire un adulte différent des autres. Ayant vécu un passé similaire à celui de Benni, Micha n’est pas choqué par la brutalité de son comportement : il comprend que c’est un appel à l’aide. Le mécanisme de rejet des adultes de la part de Benni ne fonctionne pas avec Micha. Il l’intrigue et lorsqu’elle commence à s’attacher à lui – Benni le veut comme père de substitution – ce que Micha ne peut lui offrir, étant lui-même père de famille. Il se perd ainsi dans l’attachement mutuel entre lui et Benni.
Pensant être le seul à pouvoir sauver Benni, son coeur s’ouvre à elle, mais il ne peut remplacer son père. Leur relation est comparable à une histoire d’amour tragique, impossible.
C’est toute la difficulté du métier d’éducateur, garder l’équilibre entre l’affection naturelle pour les enfants et la distance professionnelle. Existe-t-il une bonne solution à cela ?
Dans certaines institutions, un éducateur ne travaille pas avec plus de trois enfants. Évidemment, cela implique un coût supérieur pour l’État, ainsi que des moyens supplémentaires. Cette limite à trois enfants n’est pas une solution miracle, mais c’est un des éléments qui permet un travail de meilleure qualité : si on ne s’occupe pas assez tôt d’enfants comme Benni, ils deviennent des délinquants et risquent de finir en prison. Les adultes qui entrent dans le cycle criminalité- prison coûtent bien plus à la société, donc, mieux vaut investir très tôt dans les soins, l’éducation, la prévention.
Comment avez-vous envisagé le long passage à la campagne avec Micha : une renaissance loin de la ville et de la société ? Une forme de conte de fée à la Grimm dans la nature et la forêt ?
C’est vrai que les contes de Grimm font partie de la culture allemande. J’ai moi-même grandi près d’une forêt. À vrai dire, je n’y avais pas pensé en faisant le film. Souvent, dans la panoplie des actions éducatives et sociales, on emmène un enfant en difficulté en forêt, comme le fait Micha. Mais un
jour, un adolescent a poignardé à mort son éducateur, donc deux ou trois éducateurs encadrent désormais ce genre de sortie. Ce type de séjour au vert aide vraiment ces enfants qui n’ont connu que le béton gris des villes. Dans le film, c’est une vraie bulle d’air pour Benni, mais ce n’est malheureusement qu’une parenthèse : elle doit revenir à la ville.
Concernant le personnage de la mère de Benni, avez-vous essayé aussi de l’écrire sans la juger, de trouver l’équilibre entre sa souffrance de femme et sa maladresse de mère ?
C’était le personnage le plus difficile à écrire et à caster. Bien sûr, on a envie de la pointer du doigt, de la blâmer. J’ai rencontré beaucoup de mères comme elle pendant mes recherches, et on cerne mieux la complexité de leur personnalité en passant du temps avec elles. On est plutôt désolé pour elles, on voit qu’elles ne sont pas capables d’être mère. Parfois, c’est plus facile et plus sain pour l’enfant quand elle le rejette clairement : c’est difficile et brutal au début, mais ensuite, l’enfant peut accepter plus facilement un nouvel environnement et se reconstruire autrement. Mais quand les mères se comportent comme celle de Benni, dans une hésitation permanente entre l’envie de garder son enfant et l’impossibilité de le faire, c’est très dommageable pour l’enfant, qui est sans arrêt confronté à des signaux maternels contradictoires. Benni combat toutes les institutions car elle a toujours l’espoir de retourner vivre chez sa mère. Et celle-ci nourrit cet espoir, puis le détruit, parce qu’elle n’a elle-même aucune stabilité. Elle aime sa fillette, elle veut être une bonne mère et l’élever, mais cela reste théorique : chaque fois qu’elle voit Benni, elle a peur d’elle, peur de ne pas savoir s’y prendre. Cette instabilité de la mère détruit Benni. La fillette n’est pas malade ou folle : sa violence est sa façon de gérer une situation affective impossible.
Sur un plan plus symbolique et politique, avez-vous envisagé
Benni comme une rebelle, une figure de l’anarchie ?
Ce que je peux dire, c’est qu’il est très libérateur d’écrire un personnage comme Benni. Quand vous prenez l’avion, que vous devez passer par toutes les files, fouilles et barrages, vous êtes confronté à un concentré de nos sociétés de contrôle. Lorsqu’on est dans ces files d’attente, bien obéissants,
on aimerait dynamiter tout cela. De ce point de vue-là, Benni est en effet une figure de l’anarchie.