Privé de sortie mais pas de lutte, le cinéaste britannique continue de vilipender le système néolibéral. Rencontre avec le double lauréat de la palme d’or.
Dans un monde idéal, la troisième édition du Festival international du film politique se serait tenue cet hiver, à Carcassonne. Mais, la pandémie et la fermeture des lieux de culture, qui avaient déjà conduit les organisateurs à repousser la date de la manifestation de décembre à janvier, ont définitivement douché leurs espoirs. Néanmoins, s’ils renoncent à tout basculer en virtuel, ils maintiennent la rencontre prévue le lundi 18 janvier avec le cinéaste britannique Ken Loach. Une heure durant, le double lauréat de la palme d’or, infatigable pourfendeur du néolibéralisme, va dialoguer avec les internautes autour de la pertinence du cinéma politique. Confiné, l’auteur de « Sorry we’ve missed you », « My name is Joe » ou « Looking for Eric » n’en reste pas moins combatif.
Qu’est-ce qu’un film politique ?
Ken Loach : C’est une question compliquée. Mais l’une des réponses possibles est que tous les films ont un contexte politique parce que chaque histoire s’y inscrit. En racontant des histoires réelles, la manière de présenter les personnages, ceux qu’on choisit de mettre à l’écran, le monde qui les habite et les anime permet, dans la plupart des films, d’y lire une position politique. Et puis, il y a bien sûr les films qui traitent directement des questions politiques ou sociales. Mais les films américains sont clairement politiques avec leur individualisme où un homme résout tous les problèmes avec son arme. Cela influe sur la politique américaine et l’idée d’un dirigeant fort. Des leaders américains ont d’ailleurs joué à Hollywood, et Ronald Reagan a réuni ces deux mondes. Son incarnation politique était en quelque sorte la recréation de son personnage de cinéma écrit par des scénaristes. Il y a donc une implication politique du cinéma hollywoodien traditionnel.
Les films hollywoodiens sont-ils les plus politiques parce qu’ils avancent masqués ?
Ken Loach : Ils portent une certaine vision individualiste du monde et les valeurs des studios qui les produisent. Ces grosses entreprises capitalistes fabriquent des stars qu’elles manipulent. Elles prônent l’enrichissement personnel, présentent l’Amérique comme le défenseur de la paix et de la liberté dans le monde, et propagent un racisme, cantonnant des Mexicains à des rôles de méchants dans lesquels ils ont remplacé les Russes, qui les ont tenus des années durant. Les Noirs sont aussi présentés de manière caricaturale, en train de sourire ou de se plaindre.
En général, l’industrie du film américain loue cette idéologie et ces idées. En revanche, on n’y voit jamais, ou à de très rares exceptions, une vision de la classe ouvrière portant une lutte collective. Paradoxalement, quand les politiciens sont singés à l’écran, surtout de leur vivant, les films sont moins politiques. Par exemple, les nombreux films sur la famille royale britannique portent en général l’idée d’un soutien à la monarchie, qui est une position de droite. Mais ces films ne s’appuient pas sur des questions politiques. Ils reposent sur des rumeurs.
Votre cinéma est-il politique ?
Ken Loach : Même si mes films ont des implications politiques, j’en ai fait très peu qui soient directement politiques. Un sur la guerre civile espagnole (« Land and Freedom » – NDLR), un sur le Nicaragua (« Carla’s song » – NDLR) et un sur la guerre d’indépendance irlandaise (« Le vent se lève » – NDLR).
Vous avez aussi réalisé, en 1986, un film méconnu, « Fatherland », sur le passage à l’Ouest d’un chanteur est-allemand…
Ken Loach : Je suis vraiment désolé que vous ayez vu ce film. Le scénario et les acteurs étaient bons. Mais mon travail ne l’était pas. J’ai commis des erreurs. Les années 1980 n’étaient pas très bonnes pour moi. Je luttais pour trouver du boulot. Je n’ai pas fait ce film aussi bien que je l’aurais souhaité. Un peu comme un footballeur qui ne trouve pas ses marques, j’ai perdu confiance et je n’ai pas fait du bon boulot.
Vous avez tourné en Irlande, en Écosse, en Angleterre, à Los Angeles, en Allemagne, en Espagne, etc. Comment liez-vous ces territoires à leur histoire politique et sociale ?
Ken Loach : Mes films racontent l’histoire du point de vue de la classe ouvrière, des possibilités que nous avons eues, de nos choix, de la manière dont ont tourné les événements et de ce que nous avons à en apprendre en les racontant, comme dans « Le vent se lève ». Pour la population, la guerre d’indépendance irlandaise visait à conquérir sa liberté et quand les gens ont commencé à s’affranchir du joug impérialiste, il y a eu des opportunités pour une Irlande unie et différente. Mais elles ont échoué, principalement parce que la Grande-Bretagne a imposé un traité négocié avec la droite du mouvement républicain, soutenue par la grande industrie. La Grande-Bretagne voulait un accord avec l’élite irlandaise, qui elle-même voulait conserver l’ordre social tel qu’il était. Elle a été armée dans le but d’éliminer les plus radicaux des républicains. C’était un cas classique de néocolonialisme de l’époque. Et cette histoire n’est toujours pas terminée.
Le cinéma peut-il donc offrir de nouvelles perspectives ?
Ken Loach : Encore une fois, il peut raconter une histoire à partir de questions posées sur les personnages qu’on choisit de mettre à l’écran. Il doit y avoir plusieurs dimensions complexes, liées aux individus, aux circonstances, aux comportements, aux paroles. Il faut trouver un concept dans leur relation et les éléments essentiels qui, dans l’histoire, a des incidences sur les personnages à l’écran. On n’a pas besoin de faire un discours pour en rajouter une couche sur les conflits entre les personnages. Il faut les incarner dans les relations et les rendre vrais sans en faire des clichés. C’est parfois quelque chose de difficile à appréhender.
Vous avez aussi signé des documentaires comme « l’Esprit de 45 », sur les acquis sociaux obtenus après la Seconde Guerre mondiale par la classe ouvrière britannique. Comment ces œuvres peuvent-elles nourrir la pensée politique ?
Ken Loach : Le documentaire est vraiment la base du cinéma. Il suffit d’allumer une caméra dans la rue pour voir la vie des gens, leurs différentes activités. On y croise des riches, des pauvres. Le documentaire est la manière la plus directe et la plus simple de faire des films. On peut y raconter les mêmes histoires que dans la fiction, mais en y ajoutant des preuves, en montrant comment les choses se sont réellement passées pour des groupes ou des individus d’un point de vue personnel ou collectif. C’est une forme beaucoup plus libre, où l’on peut tout faire. Mais elle implique, pour moi, une discipline. Il ne faut pas accepter de faire un film sans les preuves espérées. Il faut être guidé par ce qu’on trouve et ne pas tordre notre matériau. C’est l’intégrité du cinéaste. Une fois qu’on a cette discipline, le documentaire peut être polémique, économique, joyeux ou se présenter comme une célébration. Mais, sur un thème politique contemporain, il est important de ne laisser aucune question derrière soi en y apportant systématiquement une réponse.
Que pensez-vous de l’émergence de mouvements politiques ou sociaux malgré les restrictions liées à la pandémie ?
Ken Loach : Bien sûr, les gouvernements utilisent l’excuse de la pandémie pour empêcher l’expression publique et les manifestations. Et c’est vrai que nous devons nous protéger. Mais, nous pouvons aussi utiliser les nouvelles technologies. Je fais tous les jours des réunions Zoom, alors que je déteste ça. Je n’aime pas ne pas me trouver dans la même pièce que mes interlocuteurs. Mais nous devons le faire. Il ne faut pas s’arrêter d’être actifs, que ce soit dans des mouvements locaux ou dans des organisations nationales.
C’est un test pour notre capacité d’organisation. Nous avons besoin de militants pour le moment où la pandémie va s’arrêter. Restez actifs, restez militants et restez en contact. Il faut utiliser ce temps pour mieux comprendre ce qu’il nous arrive. Il faut lire, participer à des séminaires, pour mieux comprendre notre histoire. Il faut affûter ses armes, sa compréhension, ses arguments et, ensuite, nous pourrons reprendre la lutte.
En recevant votre deuxième palme d’or à Cannes, vous avez prononcé un discours fustigeant les politiques libérales et le risque d’un retour de l’extrême droite. Qu’y ajouteriez-vous aujourd’hui ?
Ken Loach : Il y a aujourd’hui une énorme récession en cours et une immense dette que les gouvernements vont réduire en coupant les prestations sociales de la classe ouvrière. Comme toujours, ce sont les classes populaires qui vont payer. Je crois que c’est Lénine qui a dit que les classes dirigeantes survivraient à n’importe quelle crise, à condition que la classe ouvrière en paie le prix. Ce qui change, c’est que la pandémie va augmenter la crise du capitalisme. Ce qui signifie que la vie va être plus difficile pour la classe ouvrière, à qui les néolibéraux vont demander plus de travail précaire, de privatisations, des bas salaires.
Nous devons nous organiser pour lutter et résister. L’idéologie capitaliste est très forte, mais le système capitaliste est faible. Nous devons le combattre en réaffirmant notre besoin d’emplois stables, de salaires décents et de services publics de qualité. Si nous nous battons sur ces questions, les gens nous rejoindront.