Ici tour à tour exégète et fossoyeur des Coppola et Visconti, Marco Bellocchio signe un film de gangsters sinueux. Une œuvre radicale refusant, non sans curieusement les célébrer, de se conformer aux standards. Virtuose et aride à la fois, cette anti-épopée éblouit.
Le dernier Bellocchio est un tableau énigmatique. De ceux qui n’hésitent pas à conjuguer la verve expressionniste avec une résolution extrême à éviter tout maniérisme. Et dans ce dispositif, le metteur en scène prend le parti justement de ne pas trancher entre ces deux versants. Comme souvent, il explore cette fois encore ses psychoses en remontant le temps. Ici, il s’agit d’une diagonale tracée entre les années de plomb et le maxi-procès de Palerme, à l’heure de l’omerta et de la fin de l’âge d’or de la mafia. Le récit suit la trajectoire du repenti Tommaso Buscetta, lequel va livrer des révélations essentielles au juge Falcone et ainsi devenir l’un des principaux informateurs de la lutte anti-mafia. L’ancien criminel refuse d’être considéré comme un traître, car ceux-là se situent à son sens au sein de Cosa Nostra, qui depuis les années 70, n’est plus que déshonneur : la faute au trafic d’héroïne et des incessants règlements de compte, toujours plus meurtriers. Symbole d’une époque passée, Tommaso Buscetta demeure davantage lié à Cosa Nostra par convention culturelle que par vice. Dans cette famille de hors-la-loi, il a cru trouver une camaraderie, les bienfaits d’une humanité rassemblée autour de valeurs sociales. Ce sont pourtant surtout les atrocités, les drames, sinon la part la plus impitoyable de l’homme auxquels Buscetta a été confronté.
À rebours des figures tutélaires ou plus traditionnelles du film de gangsters, les échanges de coups de feu et scènes de mises à mort n’existent pas ou presque dans Le Traître, passant au second plan pour se concentrer sur une tension plus psychologique et mentale. Or, ce n’est pas tant ici par le dialogue ou par les mots que transite la substance, le mouvement du film, mais davantage par le silence et la distance, à travers ce trouble qui se niche bien au fond – tout au fond – du regard des protagonistes. Ainsi, la vérité ne se fait jamais plus jour ailleurs que dans cette suspension qui précède ou suit le verbe, à l’exception peut-être des échanges entre Buscetta et Falcone – modèles de sincérité. Ce phénomène on ne peut plus saisissant et pesant tout au long du métrage prend une tournure dantesque dans deux séquences clés : lors de l’introduction au cours de laquelle la famille se réunit, puis plus tard au tribunal. Dans la première, Bellocchio filme avec un soin infiniment minutieux ces prétendus instants de partage et de rapports fusionnels, les baignant d’une atmosphère de messe sépulcrale. Le décor familial et les personnages apparaissent presque en clair-obscur, dans le faste d’une superbe demeure surplombant la mer. Quelque chose entre cette fête de famille et la lumière crépusculaire qui assombrit les corps ne colle pas, rend les sourires fallacieux.
C’est un peu comme si Bellocchio avait cherché à réaliser la synthèse des scènes d’introduction montées en parallèle dans le premier volet du Parrain, fusionnant l’ambiance caverneuse du bureau de Don Corleone avec les ballets ensoleillés du mariage battant son plein à l’extérieur. Plus qu’une convocation mimétique ou cinéphile, le lien tient aussi paradoxalement lieu de distinction, ne serait-ce que dans son refus du grandiose. Dans la même tonalité, on peut voir à travers cette séquence une réminiscence de l’ouverture du Guépard, avec sa splendide villa dont les rideaux apparaissent battus par le vent – le symbole d’une époque révolue, d’une somptuosité crépusculaire en passe de disparaître. Une comparaison assez parlante, d’une part parce que la topographie de la maison s’avère presque analogue dans Le Traître, d’autre part parce que Bruscetta est aussi en désaccord avec son temps que le prince Don Fabrizio Salina interprété par Burt Lancaster chez Visconti. Dans cette première séquence – comme chez Coppola et Visconti –, la somptuosité et la fête se veulent donc un mensonge. Les regards des personnages, par exemple sur la photo de famille, n’ont de cesse de le mettre en évidence. Tout le dispositif de Bellocchio tient sur ces quelques secondes. Un système qu’il remet en scène lors des échanges au tribunal, dont la mise en scène donne le vertige. Au cours de ceux-ci, chaque plan proclame la transparence : les parois vitrées et rares barreaux créent d’innombrables ouvertures, la possibilité pour chaque personne présente dans le tribunal ou presque d’observer tous les autres. Pourtant, jamais les mots ne délivrent de vérité sinon à travers le regard, que l’on essaye de soustraire aux yeux de l’autre. C’est quand les anciens collaborateurs mafieux de Bruscetta se gardent de croiser son regard qu’ils distillent les plus fortes simulations.
Contrairement aux réalisateurs italo-américains à la Coppola, Scorsese, De Palma et autres Ferrara, Bellocchio prend ses distances avec le drame épique. Chez lui, la vérité – fut-elle entièrement contenue et cachée dans le regard – passe avant l’action héroïque. On ne cherche pas à sécréter via la lumière ou la pesanteur esthétique quelque grandiloquence hugolienne afin de grandir les protagonistes. Point donc de narrateur omniscient avec focalisation zéro et autre montage parallèle pour dérouler l’intrigue. Ici, le cinéaste s’interdit scrupuleusement de mettre en scène ses personnages – Falcone autant que Buscetta – comme des figures légendaires. Si la mort de l’ex-malfrat reproduit quelque part celle des Corleone dans le premier et le troisième volet du Parrain – chaque fois filmée comme une vision inversée, terre à terre, du jardin d’Eden, pour son caractère anodin et universel –, jamais son visage ou sa stature ne dérivent vers le mythologique. Comme si Bellocchio, fort de sa longue trajectoire de cinéma, s’efforçait de ne regarder les faits historiques qu’avec distance et sagesse, ne cherchant plus l’épiphanie pour l’épiphanie ou à faire advenir mordicus le romanesque. Aussi baroque soit encore quelquefois sa mise en scène, aussi vibrant soit son double portrait de l’éthique – Buscetta et Falcone, chacun vertueux à sa manière par-delà les désaccords et leurs positions radicalement opposées sur l’échiquier –, ceux-ci ne débouchent obstinément pas sur une transcendance. En cela, le réalisateur fait montre d’une admirable modestie, reléguant la plus belle des probités à la banalité la plus insignifiante. Toute la férocité de Bellocchio se niche peut-être à travers cette conviction : celle que toute existence, qu’elle soit placée sous le signe de la bienveillance ou de l’adversité, n’est jamais qu’une suite d’événements agencés entre naissance et trépas – le signe possible d’un athéisme frondeur. Il n’empêche que s’il préfère échapper au fabuleux, Bellocchio manifeste néanmoins entre les lignes une foi évidente en ses personnages, inoubliables pour leur engagement et par-delà leur prosaïsme. C’est ainsi pris dans une sorte de contradiction, d’épure brodée d’extravagance, que le cinéaste installe son esthétique composite. Il faut voir avec quelle résolution il renoue par exemple, via quelques flashback expressionnistes, avec le style rétrospectif du troisième opus du Parrain.
Si Le Traître s’impose comme un grand Bellocchio, c’est probablement parce qu’il rassemble tous les tourments du réalisateur, et ce, au gré d’une ligne claire rigoureuse. Toutes les réminiscences de sa vie tumultueuse (le fraternité brisée, la mère aimée et détestée…), sa vision redoublée d’une famille inexorablement brisée, toutes ces obsessions continuent de perpétuer l’essence de son art. Ici, la fratrie apparaît déliquescente et hante une fois encore tous les plans. Comme si Bellocchio poursuivait sa longue psychanalyse à ciel ouvert. Aussi, on sent toujours ce même regard bouillonnant à l’égard des institutions, le même désenchantement aussi où le politique ne fait plus figure que d’utopie, ne trouvant de délivrance qu’à travers le désir. « La baise vaut mieux que le pouvoir », affirme Buscetta. On n’oublie sans doute que Marco Bellocchio reste probablement aujourd’hui le dernier vestige du cinéma italien des années 60, lui qui se pose comme juge de l’Italie, comme l’un de ses observateurs les plus tranchants. De fait, quelle que soit l’époque d’où il la scrute, sa patrie ressemble à une famille fracturée, et par extension à une sphère qui implose par défectuosités morales ou sociales – quand il ne la condamne pas pour son exaltation catholique. Rarement Bellocchio n’aura paru aussi sombre, lucide et captivant.
Source : avoir-alire.com