Dans son dernier film, le cinéaste marseillais dépeint le désarroi d’une famille modeste éclatée et tiraillée entre les injonctions de réussite individuelle et le besoin de solidarité. Noir et lucide.
Tout ce qui constitue la veine mélancolique du cinéma de Robert Guédiguian – une manière bien à lui de conférer à ses drames sociaux une dimension mélodramatique, parfois teintée de film noir -, est porté dans Gloria Mundi à un degré bouleversant. Le film nous touche d’autant plus que sa tranchante désillusion et sa calme colère résonnent avec notre époque. On a toujours respecté l’indépendance et l’honnêteté de Guédiguian, sans que son petit monde nous touche à chaque fois. Mais avec la Villa, sorti fin 2017, et plus encore avec Gloria Mundi, il apparaît évident qu’en ces temps de libéralisme politique et de violence sociale, son cinéma est devenu plus précieux que jamais. Sa capacité à ne s’être jamais trahi, pas plus politiquement qu’en termes de fabrication des films, apparaît comme un îlot salutaire au milieu d’un cinéma français où les figures d’artisans souverains se sont faites très rares.
Gloria Mundi commence par la naissance d’une enfant prénommée Gloria, au son du Requiem de Verdi. «C’est comme une ouverture sacrée, nous dit Guédiguian, rencontré à Paris la semaine dernière. Au-delà de ce que l’on voit, et grâce à la musique, il se passe autre chose qui met en jeu l’humanité entière : la gloire du monde, à laquelle on a tous droit, même si elle ne peut pas durer plus que le temps d’une vie. Après, le film montre tout ce qui s’oppose à ça, à ce que ce bébé soit tranquille et ait une belle vie.» Tout ce qui vient contredire cette grâce, c’est l’accablement d’une société impitoyable, réduisant chacun à un individualisme sans horizon.
«Fin de l’espérance»
D’un côté, les anciens : Daniel (Gérard Meylan), le grand-père de Gloria, qui revient à Marseille après une longue peine de prison, où il retrouve son ex-femme Sylvie (Ariane Ascaride), qui fait le ménage sur des paquebots, et qui a refait sa vie avec Richard (Jean-Pierre Darroussin), chauffeur de bus. Incarnés par les plus anciens acteurs de la troupe de Guédiguian, ces trois-là portent toutes leurs désillusions dans la fatigue et la lenteur de leurs gestes. «Les plus vieux sont résignés, sans doute après avoir mené 10 ou 20 luttes qui n’ont pas fonctionné. La fin de l’espérance à gauche, ça fait quand même presque quarante ans que ça dure.»
Quant aux plus jeunes, la génération de leurs enfants, ils ne semblent avoir le choix qu’entre la soumission ou le cynisme. «Je voulais décrire le comble de l’aliénation : adopter le discours de celui qui vous écrase. Comme lorsque Mathilda [Anaïs Demoustier, ndlr] dit : “Ma patronne va me virer après ma période d’essai, à sa place je ferais comme elle.” Et tout cela sans que personne ne soit conscientisé. Ce ne sont surtout pas des militants politiques. Le film ne le dit pas, mais pour moi ces personnages ne votent pas.»
Le film est d’un grand pessimisme, mais jamais d’une manière écrasante ou moralisatrice. Guédiguian semble y avoir concentré toute son inquiétude et sa rage, notamment dans sa façon de décrire la cruauté spontanée des plus jeunes. «Je ne voulais pas que ça apparaisse comme un jugement de valeur sur la jeunesse mais, à travers eux, un jugement de la société actuelle, qui n’offre aux jeunes aucun moyen d’avoir des projets collectifs tout en glorifiant la réussite individuelle. Quand on veut paraître humaniste, on dit que la réussite individuelle va tirer les autres. On sait tous que quand on est arrivé en haut, la corde est coupée depuis un moment et qu’il a fallu marcher sur les autres pour en arriver là.»
Beaucoup d’éléments du récit renvoient à la littérature du XIXe siècle, avec ses anciens au passé trouble, marqué par la délinquance ou la prostitution, ses jeunes gens sans scrupule, ses usuriers, son héros tragique. Guédiguian parvient à montrer ainsi à quel point le présent régresse, comme si les luttes et les acquis sociaux des années 60 et 70 avaient été progressivement gommés. «Il n’y a plus d’espace, ni de parti, ni de syndicat où les gens ont envie de se rencontrer avec la conscience d’appartenir à une même communauté d’intérêt. Il en découle une absence de solidarité. La chose la plus tragique est d’avoir perdu le pouvoir que tout cela donne. Non pas le pouvoir que l’on prend sur les autres, mais un pouvoir de résistance, qui peut produire une contre-culture. Certes, il reste des actions par-ci par-là, des associations, des microprojets, des lieux alternatifs, mais ce sont des exceptions. Des lucioles, comme disait Pasolini. Il y a au moins une chose qui s’oppose complètement à ce que je dis dans le film, c’est ce qui se passe en ce moment dans l’hôpital public. Ça m’émeut énormément que tout l’hôpital, toutes catégories confondues, soit réuni pour la même cause. Si je faisais un film sur ce sujet, ce serait un film très réjouissant !»
Dans la noirceur de Gloria Mundi, même Marseille, déjà tant filmé par Guédiguian, devient à peine reconnaissable, si grisâtre et froid, terriblement contemporain. «Marseille est un théâtre riche de décors dans lequel tous les modes de société que l’on a connus ont laissé des traces vivantes. Dans les Neiges du Kilimandjaro, on voit un vieil habitat villageois qui survit près du Vieux-Port de Pagnol, la calanque de la Villa existe depuis le XIXe siècle, mais ici c’est vraiment le Marseille de 2019. Je ne voulais pas filmer à l’Estaque, qui reste un décor très villageois. On est allé du côté de Plombières, avec sa parcelle d’autoroute construite il y a trente ans et qui a transformé ce quartier populaire en zone sous-prolétaire. Nous sommes aussi allés filmer dans ce tout ce nouveau quartier au nom horrible d’Euroméditerranée qui résume tout.» Au milieu de cet univers glaçant et égoïste, Daniel arrache des miettes de poésie en composant des haïkus, qui apparaissent comme autant de petits contrepoids à la déréliction sociale. «Le principe des haïkus, c’est de dire que quoi qu’il arrive, même au cœur de la pire des situations, il reste quelque chose de beau dans la vie même, des fragments plutôt qu’une ville entière ou un quartier…» Mais la violence l’emporte, inexorable et tragique. «Comme me le disait Darroussin pendant le tournage : “Quand on fait trop de mal au peuple, il devient méchant.” Si les choses ne s’améliorent pas de manière significative, on va assister à une montée de la violence sociale et collective, qui dans le film ne reste que parabolique. Quand on brûle des Mercedes ou que l’on casse des vitrines de banques ou de restaurants sur les Champs-Elysées, je comprends ça. Que le peuple s’en prenne à des objets de luxe quand il a faim, ça me paraît légitime. Je préférerai toujours le désordre à l’injustice, comme disait Camus.»
«Coopérative»
Cohérent en tout, Guédiguian a créé un système de production collectif, qui lui assure son indépendance en même temps qu’une absolue fidélité à ses idées. «Si on veut faire des films toute sa vie, il faut qu’ils coûtent ce qu’ils rapportent, c’est la seule équation économique viable. Ensuite, il y a la nécessité d’un vrai fonctionnement collectif qui, dans mon cas, se rapproche de l’idée de coopérative. Si je dis à mon équipe que, pour une raison ou une autre, je dois baisser tous les salaires de 20 % sans diminuer le temps et les conditions de travail de chacun, et donc la qualité du film, tout le monde comprend. On le peut parce que dans le système que l’on a bâti entre nous, si ça fonctionne, il y a un intéressement. Tout le monde est cobénéficiaire du film, dans une complète transparence financière. Les gens ont confiance en nous.» En nous parlant de production, Guédiguian ne quitte pas son film et tout ce qu’il questionne : la possibilité d’une création collective face à ce qu’il appelle, en paraphrasant Marx, «la froide circulation du dur argent comptant».
Source : Libération