Mettre en scène l’ouvrage de Jack London relève de la gageure. Pietro Marcello brouille les pistes et les temporalités, et réécrit le récit autobiographique dans un film qui fait figure de chef-d’œuvre d’une particulière importance.
Martin Eden est un ouvrage absolument impossible à mettre en scène, sans tomber dans la niaiserie sentimentale ou la caricature. Pietro Marcello prend le pari de plonger son histoire dans une époque différente du livre original et surtout dans un pays, l’Italie, dont on ne parvient pas à situer précisément les lieux et les temporalités. En perdant ainsi le spectateur, le réalisateur de Bella e perduta offre un film qui échappe au réductionnisme culturel et ouvre ainsi une fiction universelle et sans limite. Martin Eden raconte le destin hors norme d’un écrivain, du moins, d’un jeune homme déterminé à gagner sa liberté sociale en accédant au statut d’écrivain. La plus grande partie de l’histoire décrit les tentatives avortées de Martin de se faire éditer et quand il y accède enfin, on découvre un personnage tout aussi perdu qu’au début de sa vie, reclus dans une forme de décadence morale et physique. En réalité, Martin Eden constitue un hymne à la quête de liberté et de sens. On y rencontre des personnages très différents, passionnants, tous enfermés à leur façon dans des schémas de pensée ou des modes de vie qui, dirait Kant, les tiennent en tutelle. Mais tout le film montre avec brio que l’émancipation personnelle relève d’un combat presque perdu à l’avance.
Martin est issu des classes prolétaires. Même s’il refuse de se l’avouer, il voudrait bien accéder à un mode de vie plus bourgeois. Il lutte contre un socialisme béat qui enferme les ouvriers, selon lui, dans des postures de victimisation et d’esclavagisme à l’égard de l’ordre sociétal. En même temps, il rejette violemment le libéralisme économique qu’il accuse d’être à la botte des pouvoirs publics, au nom du goût du gain par ses détracteurs. Son modèle philosophique pourrait se rapprocher d’une forme d’anarchisme qui le conduit à des postures maladroites, excessives, et peu nuancées. Finalement, les rejets qu’il subit une partie de sa vie par les maisons d’édition, sont l’expression de cette colère polymorphe, démesurée qui fait de lui un dandy hors norme et génial. Derrière ce personnage grandiloquent, le cinéaste raconte un siècle de luttes sociales en Italie, qui s’épuise encore aujourd’hui dans un populisme inquiétant, incapable de répondre à l’aspiration d’un peuple qui se sent mis au ban de l’économie générale.
Il est impossible de parler de Martin Eden sans saluer l’extraordinaire travail de Pietro Marcello sur la photographie. Les images sont volontairement drapées d’un voile de couleurs ternes, étouffées, qui donnent au film une tonalité vieillissante et donc atemporelle. Le montage alterne avec des reconstitutions ou des extraits de films très anciens, qui viennent témoigner de l’enfance de notre héros, mais aussi d’un passé douloureux de toute une part de l’Italie prolétaire. En quelque sorte, le cinéaste dénonce avec virulence le vieil adage par lequel les choses allaient mieux hier. Il faut au contraire la démonstration d’un déterminisme social qui perdure à travers les années et contraint les peuples dans leur misère. A cela s’ajoute une extraordinaire bande-son, très souvent anachronique, qui vient bousculer les temporalités, et apporte un rythme au film d’une particulière densité. Le spectateur se laisse emporter dans cette toile stupéfiante, qui rappelle la formation initiale du cinéaste, à savoir l’école des Beaux-Arts.
Enfin, ce film ne serait pas arrivé à ce niveau de réussite sans le jeu absolument époustouflant de Luca Marinelli. Le comédien italien s’était déjà fait remarquer dans Ricordi ou l’extraordinaire Una questione privata. Cette fois, il endosse un rôle complexe avec une maturité et un bagou incroyables. L’acteur occupe tout le film en déployant une énergie verbale, physique et psychologique qui laisse le spectateur totalement bluffé, à l’issue des deux heures de long métrage. On imagine que ce rôle va lui ouvrir les portes d’un cinéma international et c’est heureux dans un contexte où l’Italie a besoin de donner à voir au monde, un autre spectacle que celui de sa politique intérieure. Marinelli emporte les spectateurs dans un souffle ininterrompu de lumière, de tendresse, et d’excès, faisant passer son personnage par tous les états d’âme qu’aucun film n’a jamais offerts à ce point.
Martin Eden est un immense livre. Pietro Marcello nous fait la démonstration qu’une adaptation les plus libres possibles peut aussi produire un chef-d’œuvre de cinéma, tout aussi important que l’ouvrage dont il est issu.
Source : Avoir-Alire